Schizophrénie, violence et art-thérapie : à propos d’un cas
http://www.erudit.org/revue/pv/2015/v13/n1/1036449ar.html
Article
Suzanne Cloutier
M.A, Creative art therapies / Art-thérapeute et Psychothérapeute
Frédéric Millaud
MD, psychiatre, directeur de l’enseignement, Institut Philippe-Pinel, Professeur titulaire de psychiatrie, Université de Montréal
Résumé
Cet article tente de montrer la pertinence de l’art-thérapie avec des patients schizophrènes réfractaires ayant posé des gestes violents. Les auteurs, qui travaillent dans un hôpital médico-légal au Québec, présentent une brève revue de littérature et illustrent leurs propos à l’aide d’une vignette clinique. Le cadre conceptuel de l’intervention est présenté et une analyse clinique est faite.
Introduction et revue de littérature
Nous tenterons d’illustrer dans cet article à l’aide d’une étude de cas l’apport de l’art-thérapie envers la schizophrénie réfractaire aux traitements pharmacologiques et associée à la violence.
L’art-thérapie se définit comme « une discipline des sciences humaines qui étend le champ de la psychothérapie en y englobant l’expression et la réflexion tant picturale que verbale». (Association des art-thérapeutes du Québec.)
La littérature scientifique portant sur l’art-thérapie auprès des patients schizophrènes violents est peu abondante. Les auteurs suivants ont tous mis en relief l’apport important de l’art-thérapie auprès de cette clientèle, mais ont aussi insisté sur l’insuffisance d’études sur ce sujet.
Patterson, Crawford, Ainsworth et Waller (2011) mentionnent l’aspect bénéfique de l’art-thérapie auprès des schizophrènes en général et soulignent la nécessité de développer des modèles théoriques adaptés au système de soins. Patterson, Debate, Anju, Walter et Crawford (2011) rendent compte d’une recherche nationale menée en Angleterre sur l’efficacité de l’art-thérapie auprès d’une clientèle schizophrène. L’étude montre que l’art thérapie est efficace avec cette population car elle permet un engagement relationnel progressif avec un thérapeute qui est moins menaçant que la thérapie traditionnelle impliquant seulement l’échange verbal. Selon les auteurs, cette approche est vue par le patient comme étant « sécuritaire ». De plus, le fait que le patient crée une production artistique permet une médiation de la communication. L’art-thérapie est aussi perçu comme un lieu où le patient peut être plus ouvert à explorer sur des expériences particulières difficiles à partager en temps normal. Cette perception encourage l’alliance thérapeutique. Les auteurs soulignent cependant le fait que peu de critères mesurables aient été établis dans leur étude et que, les ressources financières étant réduites, la place de l’art-thérapie est précaire dans son positionnement dans le système de santé. Ainsi de plus amples recherches sont nécessaires afin de mieux documenter les bienfaits de cette approche sur cette clientèle.
Une recherche d’envergure intitulée « Multicenter Evaluation of Art Therapy in Schizophrenia : Systematic Evaluation (MATISSE) Trial, présentée dans deux études publiées par Crawford (2012a, 2012 b) a conclu à l’inefficacité de l’art-thérapie auprès de sujets schizophrènes contredisant ainsi les recommandations positives émises par le National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE, 2009) au Royaume-Uni. Une critique de Holttum et de Huet (2014) basée sur de multiples études parallèles statue au contraire que la conclusion du MATISSE est incorrecte et que la méthodologie de la recherche n’a pas été respectée. Ils suggèrent ainsi que les recommandations du NICE demeurent l’usage. Cette recherche récente (Holttum et Huet, 2014) permet un survol global de toutes les recherches actuellement disponibles pour évaluer la pertinence de l’art-thérapie.
Quant à Ruddy et Milnes (2005), ils ont analysé deux recherches impliquant l’utilisation de l’art-thérapie auprès de patients présentant des symptômes de schizophrénie réfractaire. Les auteurs se demandent si l’art-thérapie, combinée aux traitements pharmacologiques, peut être bénéfique aux patients qui souffrent de schizophrénie réfractaire, soit 5 à 15 % des schizophrènes. Les auteurs concluent que l’usage de l’art-thérapie doit être considéré comme étant encore expérimental étant donné que cette approche est encore en évaluation. Le faible nombre de patients ayant participé à ces recherches ne permet pas de conclure clairement sur les bénéfices de l’approche. Ruddy et Milnes concluent que plus de subventions devraient être octroyés afin de supporter des recherches sur ce sujet.
Banks (2012) a écrit un article expliquant son expérience d’art-thérapeute auprès d’un patient de sexe masculin suivi dans un établissement médico-légal. Basant son compte-rendu sur les théories de Fonagy (2004) relatives au développement des comportements violents chez les patients, l’auteure décrit son expérience d’offre simultanée de services parallèles de groupe et individuel selon le besoin du patient. Dans cette étude de cas, Banks illustre comment elle accompagne d’abord son patient en relation individuelle afin de lui permettre de comprendre l’origine de ses comportements violents. L’auteure démontre comment l’engagement dans un processus créatif permet de contenir les affects primaires et de développer la relation thérapeutique de façon sécuritaire et sécurisante. La seconde étape de son approche détaille son expérience avec ce patient dans un groupe de réhabilitation en art thérapie. Elle souligne le fait que le groupe permet un processus d’individuation au cours duquel le fait d’être vu de ses pairs grâce à son art permet une consolidation de son identité et un détachement graduel des services thérapeutiques. Le lien au groupe diminue ainsi la dépendance au thérapeute.
À partir de son travail auprès de patients atteints de schizophrénie, Crespo (2003) démontre comment les qualités projectives de l’approche art-thérapeutique peuvent contribuer à modifier les distorsions perceptuelles et aider la réhabilitation des patients. Elle y reprend les concepts de modes de fonctionnement de la pensée primaire et secondaire d’abord développés par Freud. Elle décrit ensuite la production artistique des schizophrènes et, en lien avec le travail en art-thérapie, les meilleurs traitements pour ce type de clientèle. Cette auteure privilégie l’approche dite de «soutien», développée d’abord par Edith Kramer (1971) qui envisage l’art pour son effet thérapeutique, plutôt que l’approche psychodynamique préconisée par Naumburg (1966) selon laquelle, l’image est susceptible de faire émerger des pensées et des émotions qui ne sont pas nécessairement conscientes, l’image étant considérée dans ce cas comme un reflet du monde interne du patient. Crespo explique comment le patient psychotique requiert de l’aide pour bâtir des défenses contre l’abondance de matériel inconscient qui menace de l’envahir. Dans ce contexte, l’accent sera donc mis sur la réalité et l’atteinte de réponses adaptées à différents problèmes, aussi simples parfois que l’utilisation adéquate d’un matériel artistique.
Enfin les recherches de David Gussak (2004, 2007, 2009,2012) soulignent l’apport de l’art-thérapie auprès des populations carcérales ou médico-légales aux prises avec des problèmes de violence ou de dépression. Dans un travail de collaboration avec Ploumis-Dervick (2004) l’auteur démontre que l’art-thérapie et plus spécialement l’exercice de l’autoportrait a un effet bénéfique sur la perception de l’image de soi.
Présentation du patient
Monsieur X a 40 ans et est hospitalisé à l’Institut Philippe-Pinel (hôpital à sécurité maximum) depuis l’adolescence suite à un geste violent posé contre une infirmière dans un autre hôpital. Il demeure hospitalisé sur une base volontaire, les accusations initiales portées contre lui ayant été retirées après quelques années, années pendant lesquelles il est demeuré inapte à subir un procès (selon la législation canadienne). La mère du patient est son principal contact avec l’extérieur. Mentionnons d’emblée que de très nombreux traitements pharmacologiques ont été tentés, de manière rigoureuse, incluant plusieurs essais de clozapine, seule ou en associant avec d’autres antipsychotiques et stabilisateurs de l’humeur. Une approche de thérapie de milieu dans le cadre d’une très longue hospitalisation (plus de 20 ans) visant à minimiser les facteurs de stress, la constance dans les relations et les approches ainsi qu’un cadre protecteur et le respect de certains rituels ont permis de diminuer de façon significative les gestes de violence mais c’est un patient qui demeure très fragile. Les approches verbales sont inefficaces compte tenu des déficiences psychiques observées (cf. ci-après). D’ailleurs c’est un patient qui, malgré une relation de plus de 20 ans avec son psychiatre, ne peut demeurer assis dans son bureau plus de quelques minutes. Ainsi le patient est demeuré très symptomatique : phénomènes d’automatisme mental intenses avec des hallucinations auditives, intrapsychiques (révélations, injonctions), cénesthésiques (génitales entre autres) qui lui donnent souvent l’impression que quelqu’un pénètre dans son corps et en prend le contrôle. Ces phénomènes sont à l’origine d’un délire de contrôle dont on connaît l’association avec des gestes de violence. Dans ce cas le patient exprime ce qu’il ressent avec une grande angoisse, identifie une personne qu’il pense être celle qui agit sur lui et peut passer à l’acte dans les heures ou jours qui suivent. Une grande discordance idéoaffective est aussi observée ainsi qu’une ambivalence marquée, des troubles de la pensée avec des délires principalement à thème de persécution et sexuels, plus ou moins organisés. Le discours est aussi gravement perturbé dans sa forme (stéréotypies, blocages, écholalie, marmonnements etc…). Il exprime quotidiennement des angoisses de morcellement, tentant de vérifier sans cesse l’intégrité et l’utilité des différentes parties de son corps devant le miroir ou en questionnant le personnel ; il demande par exemple : « J’ai des quadriceps. C’est bon pour moi? ».
Par ailleurs une des préoccupations majeures du patient est liée à sa difficulté de saisir l’altérité. Souvent il découvre dans le miroir une « autre personnalité » qu’il appelle St Hubert ne reconnaissant pas son image spéculaire. Il est incapable de saisir ses propres limites corporelles et celle des autres. Ainsi il peut surgir d’un coup à quelques centimètres de quelqu’un mais ne peut tolérer la proximité d’un tiers.
Méfiant, il initie souvent de nouvelles relations par des propos comme « tu peux t’en aller », craignant que l’on vienne lui voler certaines parties de son corps.
C’est donc dans ce contexte que l’art-thérapeute a été sollicitée pour travailler les objectifs suivants : tenter d’améliorer la capacité relationnelle du patient, diminuer les angoisses de morcellement, favoriser l’individuation et une meilleure intégration des différentes parties de son corps. Nous souhaitions bien sûr que cela permette au patient d’avoir une meilleure qualité de vie et que cela contribue à diminuer le risque de violence. Soulignons qu’aucune autre modification significative (en particulier pas de changement pharmacologique) n’a été apportée à la prise en charge de ce patient durant l’intervention en art-thérapie si ce n’est en complémentarité des séances de traitement et selon les directives de l’art-thérapeute. Une communication régulière entre tous les soignants est bien sûr un élément cardinal du traitement.
Cadre conceptuel
La présente étude repose sur un est cadre théorique psychodynamique et les notions liées au stade du miroir y sont centrales. Cependant la référence théorique a été utilisée de façon souple et adaptée aux besoins et à l’évolution du patient. Il en a été de même pour l’utilisation de différents médias dans le contexte de l’art-thérapie.
La notion de «stade du miroir» fut d’abord développée par Wallon (1934) et bonifiée par Lacan (1949), Winnicott (1971), et Dolto (2002). L’enfant âgé entre 6 et 18 mois forme le concept du «je». Durant ce stade, le développement de la personnalité de l’enfant passe par la structuration du «sujet». Avant cette période, l’enfant est en relation fusionnelle avec la mère, qui est son premier «Autre». Pour Lacan, le «je» du sujet se constitue par la reconnaissance à une image extérieure, par exemple l'image de soi que le petit enfant aperçoit pour la première fois dans le miroir et qui lui permet de voir l’ensemble de son propre corps perçu jusque-là de façon fragmentaire (Lacan, 1949). Le rôle de la mère à ce stade est de confirmer qu’il s’agit bien de l’image spéculaire de l’enfant, que cette image n’est pas réelle et qu’elle est différente de celle de la mère. Dans la structure d’une personnalité psychotique, la relation d’objet est fusionnelle, et il y a déni de la réalité extérieure. Si la mère est trop fusionnelle, elle ne permet pas l’altérité. Le «je» ne peut se former qu’en opposition à l’«Autre». «L’enfant se sert de l’image extériorisée du miroir afin d’«unifier son corps». C’est par cet «Autre» qu’il se constitue.
Notons que les travaux plus récents de Zazzo (1992) auprès de jumeaux montrent que l’image de soi n’est reconnue et identifiée comme telle qu’aux environs de deux ans.
Chez notre patient, le schéma corporel est fragmenté. Il éprouve de la difficulté à distinguer ce qui est intérieur ou extérieur à lui, et son image spéculaire est perçue comme un autre lui-même et non comme un reflet de lui-même ; c’est un être «réel» qu’il nomme la «personnalité St-Hubert».
Déroulement du traitement
Les rencontres d’art-thérapie se sont déroulées sur une base individuelle et des communications régulières avec les autres membres de l’équipe ont eu lieu. La narration du traitement sera présentée par l’art-thérapeute au « je ».
Lors de la première rencontre le patient soliloque et présente des signes de méfiance si grands qu’il ne supporte aucun contact avec un inconnu, sauf à son activité de billard. J’utilise ce moyen pour l’apprivoiser, d’abord en jouant contre lui et, par la suite, en équipe avec lui. Lorsque Monsieur X atteint une certaine aisance dans sa proximité avec moi, je tente ma chance sur l’unité de vie du patient.
La prise en charge s’est étalée sur une période de trois ans et le patient a été rencontré à 86 reprises. Pour les besoins du présent article, les séances ont été regroupées en cinq périodes mais il n’y a pas de ruptures franches entre elles et certains éléments peuvent se retrouver à plusieurs moments de la thérapie.
1ère période
La première fois que je me rends à l’unité, Monsieur X tolère ma présence cinq minutes, mais montre plusieurs signes d’agitation grave et me demande rapidement de partir. Lors des rencontres qui suivent, j’adopte graduellement une attitude plus directe au lieu de lui laisser le choix d’accepter ou de refuser ma présence. Cette approche directive semble l’apaiser.
Lors de nos rencontres, le patient se montre rigide. Il démontre des signes de résistance, mais graduellement me parle un peu de lui. Il refuse tous les jeux impliquant l’imaginaire. Après six rencontres, il refuse plusieurs médiums artistiques. Par exemple la photographie l’amène à exprimer qu’il a peur que les objets disparaissent. Il démontre peu ou pas d’intérêt pour le collage ou encore pour la composition d’histoire à partir d’illustrations. Les pastels à l’huile ne l’intéressent pas non plus. Suite à ces essais, je me suis mise à dessiner pour initier le dialogue en demandant au patient de répondre par d’autres dessins. Une invitation à réaliser une carte de Saint-Valentin sera le déclencheur de l’ouverture du patient pour le dessin.
Jusqu’à la quinzième rencontre, Monsieur X semble travailler à apprivoiser ma présence. Dès le départ, le style graphique des dessins du patient est cohérent avec sa pathologie. Ses dessins sont morcelés, compartimentés. Aucune forme n’est ouverte (voir figure 1). Notons que les chiffres qui apparaissent sur l’oeuvre du patient ont été ajoutés sur la reproduction de celle-ci pour permettre d’identifier l’interprétation que le patient a fait de chaque élément dessiné.
2ème période
La seizième rencontre marque le début de la seconde étape, qui représente la consolidation du lien thérapeutique et l’apparition de ce que je nommerai l’«Autre lui-même», ou encore ce que le patient identifie comme la «personnalité St-Hubert». Monsieur X dit de celle-ci qu’elle le représente mais sans être lui. La figure 2 illustre l’autoportrait du patient avec une forte activité autour de la tête et, à ses côtés, une seconde illustration représentant la «personnalité St-Hubert» sous une forme géométrique.
À cette période, Monsieur X s’enthousiasme lors de nos rencontres au point de devenir tachypsychique et excité.
Monsieur X interagit soit de façon fusionnelle, soit par l’exclusion; donc excès ou défaut de présence. Durant ces rencontres, Monsieur X surinvestit une partie de son corps et celle-ci semble tenir lieu de pare-excitation à la relation. Je décrirai ici la dynamique relationnelle centrale dans nos rencontres. Le patient amorce toujours le contact par une certaine résistance. Il apparaît rigide et n’aime aucun changement dans sa routine. Il dit ne pas être intéressé au dessin, questionne la raison de ma présence. Malgré tout le patient trouve l’espace nécessaire à une ouverture pour participer à l’activité de dialogue graphique. Une fois le contact amorcé, il semble alterner entre plongée/retrait. Il investit l’espace relationnel et se retire. Pour ce faire, il exécute quelques dessins et engage le dialogue. Le contact se crée et devient graduellement trop intense, car fusionnel. Le patient devient «accéléré», s’excite, devient nerveux et tend soit à se refermer, soit à me questionner sur l’existence et l’aspect bénéfique de certaines parties de son corps. C’est alors que j’introduis de fréquentes pauses afin de « défusionner » la relation avec le patient lorsque celui-ci démontre des signes d’inquiétude face à la transmutation des parties de son corps ou encore lorsqu’il devient agité.
Ces périodes de pauses fréquentes permettent à Monsieur X de retrouver son calme et de reprendre un équilibre émotionnel. Graduellement, durant cette période, le patient est capable de prendre l’initiative de s’autoréguler en suggérant lui-même de prendre une pause. Parallèlement à cette prise de pouvoir, des lignes non géométriques apparaissent plus fréquemment dans ses dessins. Durant la première période de nos rencontres, les lignes étaient droites et rigides et les formes souvent géométriques et compartimentées. Après quoi, les lignes alternent entre précision et expression. Elles deviennent plus libres, organiques, moins définies. De même, le patient commence à s’informer de moi, de l’endroit où se trouve différentes parties de mon corps et de la nature de notre relation.
Tout en développant un lien de confiance et en réussissant à établir une communication simple par le biais du dessin, le patient démontre en général une diminution d’un style rigide et des fragmentations communes à cette clientèle telles qu’observées lors de recherches antérieures (Young, 1975; Crespo, 2003). Ainsi, l’influence de l’Autre («personnalité St-Hubert») devient moins grande. Le patient exerce son libre-arbitre de plus en plus. Cependant, le patient refuse toute tentative de discréditer cet autre lui-même et dira de lui qu’il ne «pose pas problème». Cet Autre fera d’ailleurs encore l’objet d’exploration lors de la période suivante.
Un langage graphique se construit. Ainsi, certaines images représentent certaines émotions. Par exemple, dans l’oeuvre, la présence d’une forme ronde faite de plusieurs cercles concentriques sera indicatrice de tension intérieure et nécessitera plusieurs avancées et retraits relationnels de ma part. Ce qu’il nomme la «pomme», qu’on aperçoit ici à la figure 3, en est un bon exemple. Chaque fois qu’une forme ronde présentant plusieurs couches, comme une coupe transversale apparaît, monsieur nécessite plus de pauses et son seuil de tolérance au contact relationnel est plus bas.
3ème période
Jusqu’à la 33e rencontre, le seul médium accepté par le patient sera le dessin. La prochaine période est marquée par l’exploration de la place de la «personnalité St-Hubert» du patient, de la fonction du corps et de l’intégration des limites. Les interventions sont axées sur une prise de conscience des différentes informations recueillies dans la période précédente : la présence de l’Autre et l’investissement de certaines parties du corps comme pare-excitation détachées de leur fonction de base et de l’ensemble du corps. Cette troisième période s’amorce par un dessin représentant trois personnages (Figure 4). Le patient dit que le personnage à droite de la feuille le représente, celui à gauche plutôt carré et robotique est la personnalité St-Hubert, qui «est lui mais différente de lui», et le troisième (en bas) est «le bonhomme de l’espace» et le représente aussi.
Monsieur X a déjà fait allusion à la personnalité St-Hubert, qu’il dit rencontrer principalement dans le miroir. L’élément nouveau est ce personnage de l’espace qui porte un cercle autour de la tête comme un casque. Le patient se demande si les différents personnages ont «de bonnes personnalités». Il semble avoir de la difficulté à déterminer si la personnalité du bonhomme robotique est bonne ou mauvaise. Le personnage robotique et le personnage à droite représentant le patient apparaissent en opposition. L’un est en rondeur et souriant et l’autre tout en lignes droites, fait de carrés et rigide dans son expression. Le troisième personnage avec son «casque» protecteur pourrait représenter le besoin de se protéger de cette polarité identitaire ou encore d’en intégrer les deux pans. Il est important de remarquer le choix de dénomination du patient, à savoir le «bonhomme de l’espace». Ce choix de mot pour un patient qui éprouve de l’ambiguïté à se situer dans l’espace semble refléter une réflexion inconsciente sur l’intégration de «ses» personnalités.
Durant cette étape, plusieurs stratégies sont mises en place pour inciter le patient à assouplir ses dynamiques relationnelles et augmenter son intérêt pour l’exploration. Parmi les interventions que j’utilise, on retrouve des expériences anatomiques par des jeux dans l’espace impliquant des explorations sensori-motrices, des jeux de miroir, collage et modelage. La pathologie de ce patient impliquant une angoisse de morcellement du corps, des interventions qui impliquent la prise de conscience réelle du corps dans l’espace sont donc privilégiées. On en voit un exemple à la figure 5, laquelle montre l’utilisation d’un pantin de bois que le patient choisi de placer dans une position; il doit ensuite prendre cette position physiquement et terminer en dessinant le pantin d’après observation.
Nous explorons durant cette période le rôle des différentes parties corporelles. Deux étapes sont franchies durant cette période. Pour orienter les différents exercices de traitement du patient, je me suis basée sur les concepts théoriques développés par Pankow (1981) qui permettent de distinguer deux fonctions fondamentales de l’image du corps, soit la structure spatiale du corps en tant que forme et celle qui concerne cette même structure en tant que contenu et sens. La première fonction fait référence au lien dynamique entre chaque partie du corps et sa totalité, et la seconde entre une partie du corps et une activité spécifique qui lui donne un sens. Un livre d’anatomie est utilisé pour explorer la première fonction. Cette partie de l’intervention est rassurante pour le patient car il constate comment les parties sont rattachées entre elles et, ainsi, qu’elles ne risquent pas de le quitter. Un enseignement sur l’anatomie et la construction des systèmes musculo-squelettiques lui est fourni dans le but de contrer l’idée que ses différentes parties peuvent se détacher. Une fois la première étape bien intégrée, la place et la fonction du corps dans l’espace sont explorées. Par exemple, un bras sert de levier avec la main pour se nourrir et le quadriceps, avec le reste de la jambe, sert à marcher. Le patient a de la difficulté à intégrer cette fonction qui s’oppose directement à ses perceptions de morcellement. Plusieurs stratégies faisant appel à un apprentissage cognitif et sensori-moteur sont utilisées (voir figure 6). «Faire comme», soit mimer la position qui apparaît dans les images qu’il a choisies, comme celle de ces musiciens ou du grimpeur.
Les interventions sont dirigées et les objectifs sont précisés à chaque rencontre avec le patient. Les recherches menées par Gantt (1979) et Landgarten (1981) confirment que chez la population souffrant de schizophrénie chronique, une approche privilégiant des exercices qui suscitent la prise de conscience de la réalité, la résolution de problèmes, le contournement des fantasmes et des hallucinations et des comportements de rumination ou de persévération sont plus efficaces à la formation des limites du moi qu’une approche non directive.
En parallèle du travail individuel, l’équipe traitante est rencontrée à plusieurs reprises pour harmoniser les interventions dans le milieu avec celles de l’art-thérapeute et ainsi les renforcer. Les codes de communication avec le patient deviennent donc les mêmes. Par exemple, lorsque le patient dit à répétition : «J’ai des quadriceps, c’est bon pour moi?», on peut lui répondre : « Oui. Tu as des quadriceps, c’est bon pour toi, et j’ai aussi des quadriceps, c’est bon pour moi. Mes quadriceps sont à l’intérieur de mon corps et restent là ; les tiens sont à l’intérieur de ton corps et ils restent là. »
Quand il devient agité dans la relation (il rougit, rigole, s’agite), on lui offre de prendre une pause et on ne le regarde pas durant cette pause afin de « défusionner » la relation. L’accent est mis sur la l’individuation et la différenciation.
4ème période
Le thème de la peau est aussi exploré en tant qu’enveloppe de ce système corporel et introduit les prochains exercices. La création d’une limite réfère à la théorie du stade du miroir mentionnée précédemment qui sous-tend la différenciation entre sujet et objet lors des stades de développement. Durant cette période, la présence de l’Autre (personnalité St-Hubert) deviendra moins envahissante et Monsieur X manifeste plus de libre arbitre. À partir de ce moment, il démontre de la souplesse et une amorce de capacité à composer des situations imaginaires. «Pour contrôler ce qui est au dehors, on doit faire des choses, et non simplement penser ou désirer, [...] Jouer, c’est faire». (Winnicott, 1971)
Durant cette quatrième et avant-dernière étape, Monsieur X est invité à sortir de sa zone de confort et à explorer les notions précédentes, mais dans des contextes différents. C’est l’étape de la consolidation. Ainsi, il a participé à une activité de groupe et s’est investi à sa mesure, en prenant de fréquentes pauses comme lors de l’autorégulation qu’il faisait durant nos rencontres. Une visite à l’atelier d’horticulture pour observer les plantes ainsi que les oiseaux a suscité une ouverture. Monsieur X se montre intéressé et souple. Nous avons également utilisé des jeux de ballon et de cordes pour travailler sur le thème des limites et la notion d’intérieur et d’extérieur (Figure 7) qui, symboliquement, reproduisent sa difficulté à déterminer la limite entre lui et l’extérieur.
Lors d’un exercice sur ce thème, Monsieur X a été en mesure de situer la plupart des objets comme étant à l’extérieur de lui en prenant l’enveloppe corporelle (la peau) comme référence de limite. Pour ce patient souffrant d’angoisse de morcellement, l’idée de ressentir et de faire l’expérience de la limite dans l’espace m’apparaissait primordiale à son développement et à sa capacité de contenir son existence et de permettre l’interrelation sans menacer son intégrité. Cependant, dans le domaine plus abstrait des émotions, le patient a exprimé que celles-ci se trouvaient à l’extérieur de lui. Lorsque questionné à ce sujet, Monsieur X a dit qu’il n’avait pas d’émotions, qu’il se sent toujours «correct» et qu’il se souvient en avoir eu lorsqu’il était enfant mais qu’il ne les comprenait pas. À la question concernant comment il se situe par rapport aux autres êtres humains, incluant moi-même, Monsieur X a été en mesure de nous placer à l’extérieur de lui-même, sauf pour ce qui est de sa mère, qu’il a catégoriquement déclarée comme étant à l’intérieur de lui-même. Cela confirme l’aspect fusionnel de sa relation à sa mère. «Pourquoi dire “je”, s’il n’y a personne à qui l’opposer? La mère fusionnelle ne permet pas l’altérité.» (Lacan, 1949)
Le jeu est un espace transitionnel (Winnicott, 1971). Ainsi, en se projetant dans des histoires, le patient reconstruit son expérience du possible et s’inscrit dans le monde extérieur, en dehors de lui-même. Il permet donc de mieux circonscrire le dedans et le dehors et de contrer l’angoisse de morcellement qui sous-entend une perméabilité de l’enveloppe identitaire.
Monsieur X s’est également mis en mouvement par le jeu physique dans l’espace. En explorant l’aire de jeu imaginaire, le patient est en dehors de lui-même, mais il n’appartient pas non plus au réel : il occupe l’espace transitionnel. Il met en scène des expériences virtuelles de sa vie et il les utilise pour explorer sa réalité intérieure. Aussi, graduellement, Monsieur X se risquera à jouer et à inventer de courtes histoires qui suscitent l’imaginaire et la reconstruction du réel.
5ème période : la fin de la thérapie
Vers la fin de nos rencontres, Monsieur X a refusé de travailler à quelques reprises, et ce, adéquatement, sans hostilité. Il s’est alors préoccupé de vérifier si cela me rendait malheureuse qu’il ne participe pas. Cette préoccupation démontre un souci de l’autre que le patient n’avait pas au début du traitement. Auparavant lorsqu’il refusait c’était dans une dynamique de rejet. À ce stade le refus et sa préoccupation de l’autre s’inscrivent plus dans un processus normal de séparation. La notion d’altérité ne peut exister que lorsque la notion d’individualité est présente.
Monsieur X annonce lui-même la fin de la thérapie ; il demande que nos rencontres soient espacées et il s’investit pour des durées plus limitées. Il décide graduellement de cesser les rencontres de la même façon qu’il avait appris à s’autoréguler.
En septembre 2013, je demande à Monsieur X de faire son portrait dans le but d’évaluer comment il se perçoit et de comparer avec ses autoportraits produits durant nos rencontres. Le personnage est semblable aux autres, mais il est complet : aucune partie n’est omise.
Après cette rencontre, je vérifie avec le patient s’il se sent prêt à terminer le suivi et Monsieur X acquiesce. Quelques rencontres de courtoisie sont maintenues lors de brefs passages sur l’unité et il se montre ouvert à celles-ci.
Analyse clinique
L’utilisation du jeu et de l’art, par exemple l’exercice du dessin qui se fait souvent à deux, comme un dialogue pictural, permet des contacts moins menaçants que la parole et crée un espace transitionnel d’exploration. Ainsi le patient a pu, à l’aide de mécanismes projectifs, créer des personnages auxquels il s’est identifié pour reconstruire son image corporelle. Le jeu a également permis de contourner certaines défenses.
Les variations thymiques initiales qui traduisaient avant tout une grande angoisse face à l’autre, à l’inconnu, se sont estompées au fil du temps et de l’établissement d’un lien de confiance.
La diminution de l’angoisse a permis au patient de poser un regard sur lui-même en tant que sujet à part entière, unique et complet et de se comparer avec ce qu’il nomme «les autres humains» composés des mêmes éléments que lui. Le moi est devenu un peu plus solide et le patient n’a plus accepté d’être le jouet de forces extérieures incontrôlables. Son pouvoir de décision s’est accru.
On a pu observer une réduction des symptômes paranoïdes associés à l’angoisse de morcellement (vérifications devant le miroir, validation auprès du personnel des parties de son corps, pas de délire de contrôle ni de période d’agitation ou de gestes de violence). Il a pu mettre un terme aux rencontres sans passer par la dynamique de « fusion-défusion », en tenant compte de ses besoins mais aussi de la thérapeute.
Il a cependant démontré une capacité limitée à transposer dans son quotidien les propositions expérientielles. La capacité du patient à s’auto réguler s’est estompée en partie du fait que le patient amorce souvent les tentatives de rencontres par un refus ce qui provoque le retrait de l’interlocuteur non averti. Il ne prend pas d’initiative mais accepte mieux les invitations à se mobiliser. Des éléments de rappels doivent être donnés par le personnel ou l’art-thérapeute lors de ses visites à l’unité.
Conclusion
Il n’est pas possible de faire de généralisation à partir d’un cas unique. Nous pouvons cependant constater que l’art-thérapie a permis un soulagement et une amélioration clinique significative lors du traitement de ce patient et que sa dangerosité en a été réduite. Plus d’un an après la fin de la thérapie les effets bénéfiques du traitement se maintiennent. Cela nécessite cependant que le relais soit pris par l’équipe traitante pour maintenir les acquis. Une bonne communication est donc un ingrédient essentiel tout au long de la prise en charge et les objectifs de traitement doivent être bien compris et acceptés de tous. L’art-thérapie a permis d’accéder au mode de communication de ce patient et cela a facilité le transfert d’outils d’intervention concrets à l’équipe. De façon plus large, on doit se soucier de trouver des traitements alternatifs pour des patients réfractaires aux traitements habituels, patients qui sont souvent laissés pour compte. L’art-thérapie est l’un d’entre eux. Tel que démontré au début du présent article, il existe très peu de recherches sur ce sujet et leurs résultats sont parfois contradictoires. Cela mériterait certainement que l’on s’y attarde. Cet article s’inscrit dans cette volonté de démontrer les bienfaits de l’art-thérapie auprès de cette population.