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La danse est une parade amoureuse





Le métier de danse-thérapeute nous met en « contact dansant » avec toutes sortes de publics qui n’ont pas ou plus l’habitude de mouvoir leur corps, parfois des personnes âgées atteintes de maladies neuro-dégénératives, de type Parkinson ou Alzheimer, comme les pensionnaires de l’ehpad où a été tourné le documentaire Une jeune fille de 90 ans, de Valeria Bruni Tedeschi et Yann Coridian.

2Le film était destiné à réaliser pour la chaîne Arte un portrait du chorégraphe Thierry Thieû Niang, intéressé depuis plusieurs années à faire danser des personnes étrangères au monde du spectacle. Les réalisateurs choisissent de le filmer dans le service de gériatrie de l’hôpital Charles-Foix à Ivry-sur-Seine. On réunit les patients dans le salon : recroquevillés dans des fauteuils roulants, leurs corps semblent déjà désertés par la vie ; leurs visages flétris, leurs regards éteints ou tristes, leurs gestes étriqués contrastent douloureusement avec ceux du jeune et beau chorégraphe qui déploie devant eux des mouvements souples, fluides, félins. Certains relèvent la tête, montrent de l’intérêt, leur visage s’éclaire. Blanche Moreau, nonagénaire atteinte d’Alzheimer, regarde le danseur avec intensité. Croisant son regard, il l’invite à danser : tout heureuse, elle quitte bientôt son fauteuil pour quelques pas, main dans la main avec lui, il la soulève, la porte, elle sourit, l’air extasié. Valeria Bruni Tedeschi raconte : « Comme ça arrive parfois entre deux comédiens devant la caméra, elle est tombée amoureuse sous nos yeux. »

3Thierry Thieû Niang n’est là que pour une semaine, le temps du film : chaque jour, il danse avec Blanche, qui progresse, abandonne sa canne, trottine, dialogue avec lui jusqu’à, un jour, lui confier à voix basse : « Je t’aime. » Le chorégraphe, visiblement ému, est très embarrassé, l’équipe bouleversée, et Yann, le réalisateur, hésite à intégrer l’épisode dans la version définitive du film. Valeria se rappelle tout à coup être elle-même tombée amoureuse à 15 ans d’un chorégraphe deux fois plus âgé qu’elle, un ami de ses parents qui dansait dans leur salon et la faisait danser. Est-ce le côté incongru de sa différence d’âge avec Blanche qui a mis le danseur mal à l’aise ? Aurait-il plus facilement accueilli l’amour d’une adolescente ?

4On ne peut douter de sa sincérité et de sa générosité, mais son manque de préparation par rapport à une intervention en milieu de soin auprès d’une population si fragile a quelque chose de confondant. S’il avait pris conseil d’un danse-thérapeute, il aurait pu entendre quelque chose du transfert et éviter de se méprendre sur la nature de cet amour qui ne s’adressait pas à lui personnellement mais à « quelque chose d’autre » que lui ; il aurait alors su répondre de façon beaucoup plus adéquate et créative à la demande contenue dans la déclaration d’amour de Blanche.

5C’est la nature de cet amour de transfert que nous souhaitons tenter d’éclaircir ici.

61. Une invitation amoureuse. Ce que Blanche adore dans le danseur à qui elle accorde l’honneur d’une déclaration d’amour, elle ne le sait pas. Il ne peut l’aider à en saisir le sens car il est lui-même pris dans un jeu de séduction qui est, après tout, une des fonctions de la danse, ce comportement réglé, ritualisé, parent des parades des animaux. La danse touche là au terreau commun « où l’animal humain retrouve les autres bêtes », écrit Pierre Legendre [1][1]P. Legendre, La passion d’être un autre. Étude pour la danse,… ; cela devrait rappeler aux danseurs qui s’aventurent dans les ehpad que la danse n’est pas simplement un loisir culturel, mais qu’elle a des effets profonds. Chez l’animal, le rituel de la parade nuptiale prépare à la reproduction, mais « ce qui, du côté de la danse, se trame avec l’animal humain [2][2]Ibid., p. 9. » va au-delà. Elle est une affaire d’amour, et l’amour qu’elle déclenche n’est pas à prendre à la légère. Côté parade, le danseur est d’abord un homme qui bouge, ce qui montre ses formes d’homme. Il est difficile d’y voir seulement une métaphore, comme le fait Mallarmé à propos de la danseuse [3][3]S. Mallarmé, Igitur, Divagations, Un coup de dés, « Crayonné au…. Ou alors il faudrait parler de « métaphore transitionnelle » car il faut un corps pour signifier et les gestes du danseur sont semi-corporels semi-symboliques. Le corps de Thierry est sexué et son mouvement tout imprégné de douceur sensuelle. Sa danse, à l’instar de la parade dans la nature, dont l’homme participe, est une exhibition d’éléments destinés à exciter un partenaire pour l’amener au rapprochement sexuel. Dans le monde animal, certains stimuli y invitent sans équivoque, comme, chez les singes bonobos, les fesses intensément rouges des femelles. Cependant, chez la plupart des espèces, ces signes sont plus discrets, plus distanciés, arbitraires, « élégants », comme si la nature avait cherché à voiler de beauté la crudité de l’acte à venir : de nombreux poissons et oiseaux se parent de vives couleurs, les paons déploient les longues plumes de leur queue en une « roue » majestueuse, les crapauds coassent avec ardeur, la crête des tritons se colore, leur queue oscille en cadence, les araignées sauteuses se livrent à d’étonnantes suites de pas linéaires ou en zigzag [4][4]R.F. Foelix, Biology of Spiders, Oxford University Press, 1996,…, les insectes émettent des stridences qui atteignent de très loin leurs destinataires. Ces comportement codifiés, ritualisés, génétiquement programmés, déterminent la disponibilité de la femelle (parfois, c’est l’inverse, mais plus rarement) comme si le mâle cherchait à la « séduire », l’attirer et la convaincre de s’accoupler. Or, ce n’est pas lui qui met sa partenaire en émoi mais les signes et emblèmes dont il est porteur. Ce phénomène bien connu des éthologistes a été évoqué par Lacan à propos de l’épinoche [5][5]J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Le…, petit poisson gris dont le mâle arbore une tache rouge qui « charme » la femelle et permet le rapprochement final. C’est la tache qui est efficace et non le mâle lui-même, instrument de la nature qui l’a orné de cet emblème pour la convaincre, la « piéger » : le mâle peut être remplacé par un petit morceau de tissu rouge ; agité devant la femelle, il lui fait le même effet. Si on recouvre la tache de gris, les frétillements du mâle la laissent de marbre. Celui-ci n’est donc que le porteur de l’image, du stimulus leurrant qui dispose la femelle à recevoir la semence, la vie future. Chez l’homme, la danse présente les caractères d’une parade, elle est ritualisée en un ensemble de gestes, d’attitudes et de pas. Ici, en l’occurrence, le beau corps de Thierry Thieû Niang s’« orne » de mouvements codifiés harmonieux et rythmés qui fonctionnent comme autant de stimuli efficaces sur une vieille dame ; elle entre dans un état autre, extatique, un état d’accueil à de l’autre que soi. Son cœur s’ouvre à l’amour sans savoir qu’il vise, au-delà de l’homme déployant devant elle les charmes de sa danse, un partenaire invisible.

72. Un don de vie. Ce que magnifie le corps du danseur, c’est le Vivant, l’Homme générique, debout, dressé, vertical, puissant, signifiant phallique de la pulsion de vie. Les danseurs bougent, marchent, courent, sautent, tournent, exaltent le mouvement de la vie dans tous ses états. Quelle est la source de leur énergie motrice sinon cette adhésion à la vie, ce besoin de bouger signant le désir d’être vivant ? Pour avoir travaillé en psychanalyse avec nombre de danseurs, et de par ma propre expérience de danseuse, je sais combien la danse travaille contre la pulsion de mort et ses angoisses. Winnicott, sans être lui-même danseur, le disait bien, lui qui prônait la comédie musicale comme « défense maniaque naturelle » contre la dépression, contre le sentiment de mort intérieure. Ayant montré à quel point l’enfant est le miroir de sa mère, il demandait aux mères d’être pour leur enfant chanteuses et danseuses afin de l’attirer et le conduire hors de la bulle mortifère de la fusion. « Tache rouge » qui chante et « danse » (berce, bouge rythmiquement) sous les yeux extasiés de l’enfant, la mère nourrit non seulement de lait mais de vie. Son image vivifiante se tient derrière celle du danseur virevoltant devant les yeux de Blanche. Comme l’enfant, elle entre en état d’amour, s’ouvre vers le dehors, vers l’autre, sort de sa « bulle » ; elle se met à aimer « autre » chose que sa tristesse ; elle désire être ensemencée de vie. La danse l’a remise en mouvement, décollée de sa fixité, allégée du poids de sa dépression. De jour en jour elle rajeunit devant les soignants admiratifs. Elle aime Thierry pour ce don de vie, comme l’enfant aime sa mère et comme on aime à tout âge celui ou celle qui nous rend plus vivant. En réalité, on aime en lui ce qui nous offre de nous-mêmes, une image vivante et aimable.

83. L’amour de l’Autre. L’amour pour le danseur, l’adoration qu’on lui voue souvent, c’est pour sa capacité à incarner un Autre dont il est le simulacre, l’image de l’homme sublimé, divinisé. Il fait plus que le représenter, il le présentifie en lui prêtant son propre corps. La danse est une possession du danseur par un Autre invisible, dont le cœur bat dans le rythme du geste dansé, écho du battement cardiaque, dont le souffle anime le jeu des muscles couplés et le va-et-vient des mouvements [6][6]F. Schott-Billmann, Le besoin de danser, Paris, Odile Jacob,…. Elle donne chair à la Vie en la simulant, en l’incarnant et insuffle au spectateur le désir de l’imiter à son tour, de l’incorporer, de s’approprier le mouvement vivifiant et en jouir. L’imitation est un processus naturel, il a des bases neurales : les ondes cérébrales se mettent au rythme de la musique, les neurones miroirs « miment » intérieurement le mouvement du danseur [7][7]La découverte des neurones miroirs (Rizzolati, 1996) a montré… et entraînent les neurones moteurs qui commandent aux muscles. Regarder danser appelle donc à danser et le bon danseur est celui qui sait déclencher, chez le spectateur, ce désir de mimer et incorporer la vie. Séduite par le bon danseur qu’est Thierry, Blanche redevient vivante. Amoureuse de la Vie. Et donc de Thierry qui la lui transmet. Pourtant l’objet de son amour n’est pas Thierry mais l’Autre qui anime sa danse. L’amour de Blanche s’adresse en réalité, comme Lacan le disait de tout amour féminin, non pas à sa personne mais au dieu qu’il incarne [8][8]« Je soupçonne toute femme de nous tromper avec Dieu »,…. Et qui pourrait affirmer, tant la maladie d’Alzheimer est énigmatique, que la vieille dame ignore qu’elle adresse à un invisible le « je t’aime » chuchoté à l’oreille du danseur qu’elle avait vouvoyé jusque-là ? Est-il prêt à abandonner son illusion narcissique et à s’effacer progressivement devant ce partenaire « divin » qu’il a su incarner, et c’est son mérite car tous n’en ont pas le talent ? A-t-il compris, qu’il est « seulement » un instrument au service de la vie ou pense-t-il simplement avoir conquis le cœur d’une nonagénaire ?

94. Le dieu Éros. La psychanalyse nomme pulsion l’énergie semi--corporelle, semi-psychique que d’autres appellent « dieu ». La pulsion de vie porte en Grèce le nom d’Éros, et c’est ainsi que Freud la nomme. Les Grecs avaient compris le lien qui unit la vie et l’amour, tous deux patronnés par Éros. Il est fils du dénuement (le nom de sa mère est Penia, la pénurie) car l’amour naît du sentiment du manque, il est le produit d’une division radicale que le mythe raconté par Aristophane dans le Banquet de Platon explique ainsi : les humains ont été coupés en deux par Zeus pour les punir de leur désir de toute-puissance. Depuis lors, chaque moitié, privée de l’autre, souffre de manque et cherche des moyens (le nom du père d’Éros est Poros, l’expédient) pour la retrouver et s’unir à elle. Ce mythe trouve dans la danse un rite qui l’illustre dans ses deux aspects : le manque et l’expédient. « La danse est une preuve théâtrale de l’amour », écrit Pierre Legendre [9][9]P. Legendre, La passion d’être un autre. Étude pour la danse,…. Elle appelle à l’amour ; elle éveille le désir d’union, fondement du désir humain ; elle est le rite érotique par excellence. Les deux moitiés du corps, dites hémicorps, séparées par l’axe médian, la colonne vertébrale, donnent à voir la division du sujet, sa coupure. Mais la danse, en mettant le corps en mouvement, met en scène le moyen de pallier cela. Elle montre comment le désir d’aller vers la « moitié » manquante met en mouvement pour rejoindre l’objet du désir, s’unir, s’enlacer à lui. Elle signifie donc à la fois la division qui engendre le désir, et le mouvement qui fait sortir de la fixité, qui libère de la fixation au manque (la dépression) pour s’engager dans l’aventure de la recherche de l’objet manquant.

10Éros, à travers Thierry, a lancé une flèche qui a ranimé la vieille dame au bois dormant. Elle a reçu un « coup de foudre » qui l’a mise en transe d’amour (une des quatre manias décrites par Platon).

115. L’amour de l’Autre. Le trouble de Thierry lors de l’aveu de Blanche ne viendrait-il pas de l’impression confuse d’avoir été pris pour « le dieu », pris pour l’Autre dont il n’avait à être que le passeur, Éros qui danse en lui ? En montrer le mystère, la transcendance, est la mission la plus noble de la danse et les danseurs sont souvent moins imbus d’eux-mêmes qu’il n’y paraît, humbles devant la grandeur de ce qu’ils ont à re-présenter, à présentifier. Ils sont les ambassadeurs d’Éros, ou mieux, ses servants, des sortes de prêtres laïcs. Le danse-thérapeute, a fortiori, est un danseur qui a abandonné son illusion narcissique et a appris à s’effacer en tant que personne devant l’Autre qu’il incarne. Il sait que l’adoration que souvent il suscite, comme tous les danseurs, ne s’adresse pas à lui mais à Éros qui, à travers lui, redonne vie aux patients. Il lui est reconnaissant de la grâce qu’il en a reçue : le bonheur de les ranimer comme il en est lui-même ranimé. La danse devient alors une médiation entre le danseur et le patient, elle est le tiers qui les protège de la fusion, la relation duelle fascinante qui emprisonne. Rejetant cette relation hypnotique, le danseur thérapeute a le souci de ne pas faire écran au partenaire « divin » caché dans la danse, de le laisser parler au partenaire humain, le patient, le laisser lui faire signe, signe de vie car la relation avec l’Autre invisible, bien loin de le ligoter, lui donne des ailes.

126. Le couple Éros-Thanatos. Les soignants sont bien souvent désemparés devant la détresse des personnes âgées. Comment les aider à renoncer à la prétention illusoire de rester jeunes, à accepter leur âge et une mort qui s’approche ? La vie est indissociable de la mort. Éros est couplé à Thanatos. En s’unissant à l’un, en épousant la vie, on incorpore aussi l’autre versant ! La vie et la mort sont indissociables, s’engendrent continuellement l’une l’autre. C’est une loi de la nature. Beaucoup d’insectes meurent immédiatement après avoir rempli leur fonction procréatrice, des araignées sont dévorées par leur partenaire à peine l’acte accompli, des oiseaux bravent tous les dangers pour nourrir leur couvée, des femelles poulpes couvent leurs œufs pendant des années sans se nourrir et meurent d’épuisement juste avant l’éclosion. Faut-il alors que la parade animale soit attirante avec ses vives couleurs et ses mouvements rythmés, faut-il qu’elle ait une puissance de séduction « surnaturelle », « divine », pour pousser les animaux à copuler ou nourrir leur progéniture au risque de leur vie ! Faut-il, pour aller à ce point contre l’intérêt individuel (qui dicte davantage l’économie de soi, l’autoconservation) que la parade destinée à convaincre les individus de se sacrifier pour l’espèce soit subjuguante ! Faut-il, pour les appâter, que soient déployés des moyens assez excitants pour les entraîner irrésistiblement à se soumettre à la loi de la Nature, le maintien de la vie de l’espèce !

137. L’amour de la Loi. La danse a cette fonction. Elle fait aimer ce qui permet à l’espèce humaine de survivre et se développer : l’ordre symbolique, la Loi transcendante à laquelle l’animal humain doit se soumettre pour devenir un homme, un parlêtre, un être doté de parole. Elle métaphorise et permet donc de faire revivre ce parcours humanisant. Aussi, peut-elle, avec un danse-thérapeute avisé, accompagner le patient dans le processus de sublimation qui conduit, comme disait Platon, de l’amour des beaux corps à l’amour des Idées, donc du monde sensible (le besoin de la présence du corps de l’autre) vers le Symbolique, qui suppose l’acceptation de l’absence du corps de l’autre. La danse, qui est une manifestation de l’amour, est une voie de sagesse qui fait « monter » la pulsion, enracinée dans le besoin du corps, vers la sublimation. Elle fait aimer la Loi. À travers le danseur, elle rend visible et fait adorer la vie dans son énergie et sa beauté, mais aussi dans son ordre : les danseurs tombent et se relèvent, leurs gestes apparaissent, se développent, disparaissent, renaissent. Ce mouvement obstiné illustre l’insistance de la vie à ne pas disparaître, à se renouveler envers et contre tout, à renaître continuellement de sa disparition. Comme la musique, la danse fait percevoir, donc vivre corporellement la Loi tragique d’Éros-Thanatos, les deux dieux couplés en un seul sous le nom… du dieu de la danse, Dionysos [10][10]10 10. A. Didier-Weill, Invocations, Paris, Calmann-Lévy, 1998,…. Tout être vivant est voué à la mort, mais la vie, elle, est immortelle ; c’est vrai aussi bien au niveau biologique qu’au niveau symbolique ; le processus humanisant, comme nous l’enseigne l’évolution de l’enfant, est un parcours où se succèdent des morts symboliques dites « castrations » par lesquelles le petit humain renonce progressivement à la présence du corps de sa mère pour parvenir à s’en libérer en la symbolisant, ce qui lui permet de devenir sujet. Telle est la loi symbolique [11][11]A. Didier-Weill, Les 3 temps de la Loi, Paris, Le Seuil, 1996,…. Du registre biologique au symbolique, le mécanisme se répète à tous les étages de la vie. La Loi est incontournable, inévitable. Alors, comment la présenter aux hommes sous un jour assez adorable pour qu’ils l’aiment irrésistiblement alors qu’ils voudraient tant jouir sans limites et être immortels ? Comment les conduire à accepter que la mort est leur lot, et que tout au long de l’existence, des renoncements, des morts à leur ancienne vie sont nécessaires pour avoir accès à une vie « supérieure » ? On ne peut obéir à une telle Loi qu’en aimant cette « autre » vie alors qu’elle nécessite des sacrifices, donc en aimant plus grand que soi. Cela semble sinon insensé, du moins improbable, et pourtant, grâce à une mystérieuse pédagogie la présentation de la Loi déclenche une jubilation [12][12]F. Schott-Billmann, Le féminin et l’amour de l’Autre, Paris,…notable lors des grandes étapes du processus humanisant : le stade du miroir, la conquête de la marche, le jeu du fort-da [13][13]S. Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 (1re éd.…… Devant ses manifestations, animaux ou humains entrent dans un état « autre », qu’on peut appeler « transe » ou « enthousiasme » (avoir le dieu en soi, en grec), une sorte de « surconscience » qui met au second plan l’individu, l’« ego », le narcissisme, effacé par le sentiment d’appartenir à un ordre plus grand. Une mission y est attachée : pour les animaux, la perpétuation de la vie de l’espèce, pour les hommes, celle de la Langue, de la Culture, de l’Autre. À son modeste niveau le danse-thérapeute contribue à cette mission qui lui donne, par rapport à son patient, le même rôle que la mère vis-à-vis de l’enfant : faire passer de l’amour du corps de l’autre à l’amour de l’Autre, l’amour de la Loi présentée dans la musique et la danse.

Notes

  • [1] P. Legendre, La passion d’être un autre. Étude pour la danse, Paris, Le Seuil, 1978, p. 38.

  • [2] Ibid., p. 9.

  • [3] S. Mallarmé, Igitur, Divagations, Un coup de dés, « Crayonné au théâtre », Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2003, p. 201 : « la danseuse n’est pas une femme qui danse… mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc. »

  • [4] R.F. Foelix, Biology of Spiders, Oxford University Press, 1996, p. 195-197.

  • [5] J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 108-109.

  • [6] F. Schott-Billmann, Le besoin de danser, Paris, Odile Jacob, 2001,p. 67-70.

  • [7] La découverte des neurones miroirs (Rizzolati, 1996) a montré que danser ou regarder danser reviennent au même au niveau des processus cérébraux. Le circuit neuronal ainsi mis en route entraîne le mouvement d’imitation.

  • [8] « Je soupçonne toute femme de nous tromper avec Dieu », aimait-il à dire. Rappelons aussi que le féminin, ce « creux » dans le sujet qui le fait désirer être réceptacle pour l’Autre, n’est pas réservé à la femme !

  • [9] P. Legendre, La passion d’être un autre. Étude pour la danse, op. cit., p. 9.

  • [10] 10 10. A. Didier-Weill, Invocations, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 42-60.

  • [11] A. Didier-Weill, Les 3 temps de la Loi, Paris, Le Seuil, 1996, p. 245-270.

  • [12] F. Schott-Billmann, Le féminin et l’amour de l’Autre, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 192-201.

  • [13] S. Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 (1re éd. 1927), p. 52-53.


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